[Un résident nous parle de ...] Rendre l'invisible et le muet, visible et audible

Artiste résidente à l'IMéRA, Oksana Chepelyk crée ses oeuvres avec la nature, pour donner voix à des organismes et particules silencieux et invisibles.

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Pouvez-vous nous parler de vos motivations à allier science et art dans votre travail ? Y avait-il une source d'inspiration ?

Je n'appellerais pas cela une source d'inspiration, mais plutôt une nécessité, une urgence et un souvenir douloureux. Avec la catastrophe de Tchernobyl, nous avons été obligés de faire face à la façon dont une particule nucléaire imperceptible pouvait être la source d'un désastre mondial.

Lorsque cette tragédie s'est produite sous le règne soviétique, elle a été réduite au silence. Ce n’est que quelques jours après la tragédie, lorsque l'alarme a retenti à la centrale électrique de Forsmark, en Suède, montrant des niveaux de radiation élevés, que le monde entier a tremblé en apprenant cette nouvelle. La centrale électrique suédoise a effectué une analyse approfondie pour découvrir que la véritable source de rayonnement se trouvait à environ 1,100 kilomètres dans la ville ukrainienne de Tchernobyl. Cette "invisibilité" de la radioactivité servira d'impulsion à la concrétisation de l'idée directrice de mon travail : rendre visible des données globales sur l'environnement.

Ma première collaboration avec le centre hydrométéorologique ukrainien remonte à 1996, à travers un projet combinant médias et arts, axé sur les données, intitulé "Virtual Noosphere" pour commémorer le 10e anniversaire de la tragédie de Tchernobyl. Il s'agissait d'une installation audio/vidéo générée à partir de données climatiques en temps réel à partir de serveurs de la NASA, où des images et des animations d'événements de pluie extrême, montrant les changements, étaient numérisées à l'aide d'une série d'ordinateurs en réseau formant un système récursif unique.

De même, en 2003, dans le cadre d'une résidence d'art à Weimar en Allemagne, j'ai réalisé une installation médiatique intitulée "@tmosphere" qui montrait des images animées en changement constant, avec une cartographie des données météorologiques de la NASA. Une sonification basée sur les données a été générée, avec les images des événements extrêmes et des anomalies avertissant de l'approche des typhons, des ouragans ou des inondations. Le projet a problématisé les questions de fiabilité, de conscience, de mobilité et de survie dans le but de rendre l'invisible et le muet, visible et audible, tout en déployant des technologies nouvelles.

Puis mon projet multimédia à long terme "Genesis" est né (2004-2020), comprenant une installation basée sur les données intitulée "Origin" et fonctionnant comme un suivi du taux de natalité. Lorsqu'un signal de naissance provient d'internet, le suivi vidéo sur le ballon avec l'image d'un bébé, flottant dans l'échographie, change toutes les 2 minutes à New York, 20 minutes à Santa Fe, toutes les minutes en Californie (USA), 13 minutes à Sarajevo, 1,5 minutes en Ukraine et toutes les heures à Malte.

D'autres projets tels que « Collider » (2011-2020) découlent de la question de savoir comment de petites particules pourraient détruire la vie sur notre planète. Le projet " The Waters Come in unto My Soul" examine la pollution de l'eau en Ukraine. Le ruissellement industriel et la surabondance de phosphore, d'azote et de phosphates provoquent une reproduction active des algues bleues, ce qui provoque le phénomène de "Dnipro Blossoming".

 

Votre performance au Community Building Seminar (CBS)*[1] sur les espaces liminaux est une expérience avec la nature, pouvez-vous nous en dire plus ?

Je m'intéresse à l'art d'intervenir dans l'environnement, interrogeant le rapport entre civilisation et nature. Chaque année, plusieurs festivals « d’art de la terre » sont organisés en Ukraine. L’un d'eux, qui s’appelle "Mythogenesis", est un festival d'art environnemental. Participer à ce festival m’offre l’opportunité d'expérimenter mes projets interventionnistes non seulement dans l'espace public, mais aussi dans la nature.

Ma performance « On the Edge » lors du CBS (image principale de cet article) est une trilogie dans la région de Montredon. Elle montre les frontières entre l'agglomération urbaine de la ville de Marseille et le Parc National des Calanques, avec un angle de 90 degrés entre terra et aqua / terre et eau/ et un autre angle de 90 degrés entre l'air et l'espace sous-marin presque invisible allant à la perception volumétrique 3D.

C'est une invitation à changer du paradigme de « l'utilisation » de la nature comme ressource à un véritable apprentissage de la nature ; à rechercher une synergie et une collaboration avec la nature, à rechercher un avenir symbiotique. Cela parle de la base éthique de la coexistence avec la nature, dans le but de transformer le paradigme de la "colonisation" en "co-dépendance", réalisant ainsi "l'éthique du partenariat", "l'éthique du soin".

 

Votre projet à l'IMéRA traite d’un sujet peu connu, comment comptez-vous le diffuser plus largement afin qu’un plus large public en soit conscient ?

Mon sujet de recherche à l’IMéRA se base sur les données écologiques notamment la métabolomique. Je collabore avec Thierry Perez, Directeur de Recherche CNRS au sein de l’Institut Méditerranéen de Biodiversité et d’Écologie Marine et Continentale (IMBE), qui travaille sur la métabolomique en tant qu'étude systématique d’ «empreintes » chimiques uniques spécifiques aux processus se produisant dans les cellules vivantes, et qui sont utiles à la compréhension du fonctionnement de la biodiversité dans la mesure où ils sont des biomarqueurs de l'effet des changements environnementaux.

Le concert en ligne "The Ocean" d’octobre 2021, est basé sur des données métabolomiques, issues d’une Spongia lamella saine de Marseille, France et d’une Spongia Lubomirskia baikalensis, malade, du lac Baïkal, Russie. Le concert donne également la voix aux différentes espèces, créant des sons polyphoniques et un paysage sonore. Des extraits vidéo peuvent être visionnés ici : https://youtu.be/S6ZXZWzlgM8

Mon catalogue produit pendant ma résidence à l’IMéRA « Metabolomics Ecodata of Biodiversity as Biomarkers of Environmental Changes » pour mon exposition, est en cours de publication. Je prépare l'exposition « Metabolomics » qui comprend un programme éducatif inspiré par les chercheurs.res résidents.tes de l'IMéRA, pour le tout nouvel espace multimédia de Kiev intitulé « Collider » avec le soutien de la Maison de l'Europe.

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Oksana Chepelyk, chercheure principale, institut de recherche sur l'art moderne de l'académie nationale des arts d'Ukraine, département des nouvelles technologies

[1] Le Community Building Seminar est une série de discussions interactives entre les chercheurs.res résidents.tes de l'IMéRA, organisées autour d'un sujet et d'un calendrier de leur choix, et fermées au public extérieur. Cela permet souvent une pollinisation croisée des idées et des concepts dans les diverses disciplines des résidents.